Cheminement depuis un monde en guerreTémoignages vidéo narrant des expériences de guerre pendant et après le conflit

Les deux visages de l’Amérique : confiscation des terres et stage de formation à Hawaï

M. Zen'yū Shimabukuro

Date de naissance:1936

Lieu de naissance:Ville d'Okinawa

Mon père contre les réquisitions de terrains

Après la guerre, Chibana, où nous nous trouvons, a été déclaré zone interdite par l’armée américaine. Mon père a protesté : « c’est notre maison, bien sûr que nous allons rentrer ! ». Il habitait dans une étable en attendant que la reconstruction de notre maison soit terminée. Il rentrait dans la zone sans confrontation, le plus naturellement du monde. A l’époque il y avait deux polices : une militaire et une civile, les CP. C’est la police civile qui patrouillait à Chibana. Les CP ont commencé à protéger mon père.
Voyant cela, les gens des environs sont progressivement revenus à Chibana, pensant que c’était sûr. L’endroit était entouré de barbelés. Les gens s’étonnaient des agissements de mon père, mais il disait simplement : « ce ne sont pas nos affaires ». Il piétinnait les barbelés et rentrait dans la zone.

La vie à Chibana

A l’époque, les Américains venaient y jeter toutes sortes de choses. Ils y amenaient des ordures à l’arriére de leurs voitures, ou par camions bennes entiers. Dans la décharge, il y avait des bouteilles d’oxygène vides. D’habitude, les gens ramassaient plutôt les restes de nourriture, mais mon père disait qu’il ne mangerait jamais les restes des Américains. Il ramenait sur son dos les bouteilles d’oxygène. C’était très lourd. Il les amenait à la maison commune du village. A l’époque, il n’y avait pas de haut-parleurs pour demander aux habitants de se rassembler. A l’époque, il y avait des « assemblées générales », des réunions d’élèves, ou celles des associations de jeunes. Les bouteilles d’oxygène servaient de cloches pour les annonces. C’était sept coups bien espacés pour les assemblées générales, trois pour les réunions de l’association de la jeunesse, et un grand coup, puis trois plus petits pour les réunions d’élèves. Pour les urgences, c’était une série de coups rapides, par exemple, lorsque les Américains venaient mettre le feu. Tout le monde accourait au dehors. Il y avait des gens bien parmi les soldats américains, mais beaucoup étaient de mauvaises personnes. Quand ils venaient faire un sale coup, les habitants se réunissaient pour les chasser.

Durant la bataille d’Okinawa, il y a eu de nombreux blessés parmi les soldats japonais et les civils, mais également parmi les soldats américains. Ils étaient soignés dans un hôpital situé dans un endroit qu’on appelait le « B Compound », à Gushikawa, dans l’actuelle ville d’Uruma. Mon père y a été emmené par des soldats américains, pour y transfuser des blessés américains. Ils lui ont pris de grandes quantités de sang. Mon père s’affaiblissait, puis il est mort à l’âge de 36 ans. J’en avais 11.

Le Lycée agricole de Chūbu

Je suis entré au Lycée agricole de Chūbu. Le Lycée préfectoral situé à Kadena n’existait plus. Alors mon entourage m’a conseillé de m’inscrire au lycée de Chūbu qui venait d’ouvrir ses portes. Beaucoup de nouvelles écoles ont été construites après la guerre. Moi je suis entré au lycée agricole, et je me suis spécialisé dans l’élevage. J’ai choisi l’élevage parce que mon père aimait les vaches, et il participait aux combats de buffles. Avant la guerre, il avait même gagné le grand tournoi régional. Mon père était si fier de cette photo. Elle aussi a disparu lors de la guerre.

A cause du manque de nourriture, tous les élèves étaient très maigres. A l’école on nous faisait boire du lait en poudre fourni par les Américains. C’était du lait écrémé, dans des boîtes comme celle-ci. Ce lait, il s’agissait en fait de la partie qui restait dans la centrifugeuse lorsque l’on fabrique le beurre. Le gras, plus lourd, est utilisé pour faire du beurre. Aux Etats-Unis, le reste était destiné à engraisser les porcs. C’est ce que l’on nous envoyait, et nous buvions ce « lait en poudre » sans savoir. Nos professeurs ont appris de quoi il s’agissait. Et puisque nous étions censés apprendre l’élevage, il a été décidé qu’il était mieux d’élever nos propres vaches.

S’occuper d’une vache et livrer le lait

Les vaches coûtaient cher à l’époque, nous n’avions de budget que pour une. C’était une vache de race « Holstein ». Les vaches étaient toutes noires à l’époque, mais les Holstein sont noires et blanches. Tout le monde s’en étonnait. C’était un animal énorme, avec un gros pis. Nous la trayions à la main. Nous mettions le lait en bouteilles, nous mettions le tout dans une caisse, et nous allions vendre le lait aux quatre coins de Koza. Ce n’est plus comme ça aujourd’hui. Nous chargions le lait sur un vélo, et nous allions le vendre jusqu’à Goya. Nous nous levions parfois à 4h du matin. Comme cette vache était plus grande que les autres, s’occuper d’elle prenait beaucoup de temps. Je pense que c’est extraordinaire d’apprendre cela au lycée.

Stage agricole à Hawaï

« International Young Farmers Exchange 1959 » Il y a eu un appel à candidature. Bien sûr, nous n’avions pas l’argent pour partir à l’étranger. Mais l’Administration civile américaine des Ryūkyūs prenait en charge les frais. J’ai présenté ma candidature et j’ai passé le concours. Lorsque je suis allé m’inscrire pour l’examen, les bureaux du Gouvernement des Ryūkyūs occupaient les premier et deuxième étages, et l’Administration civile américaine était aux 3e et 4e. où je devais aller. A l’époque, tout le monde n’avait pas encore de chaussures. Certains portaient des tabi traditionnels. J’avais mis mes plus belles geta, des chaussures traditionnelles en bois. En entrant, le vigile m’a demandé où j’allais. et je lui ai répondu que j’allais au bureau de l’éducation de l’administration américaine. Il m’a arrêté : « Tu ne peux pas y aller comme ça, pas en geta. Mets des chaussures ! ». Je lui ai montré ma convocation. Il a enlevé ses chaussures, et me les as tendues. Je suis monté aux bureaux de l’administration avec ses chaussures. Je me suis dit qu’il y avait beaucoup de gens bien chez les Okinawaïens.

Sur la dizaine de candidats, six ont été reçus. C’est moi qui ai eu les meilleurs résultats. Les candidats venaient de tous les horizons. Il y avait des fonctionnaires, ou des gens qui avaient fait bien plus d’études que moi. Il y avait des gens plus âgés, qui étaient par exemple employés de mairie. L’examen comprenait une partie orale. On m’a demandé mon opinion sur le Rapport Melvin Price de 1956, sur l’occupation des terres par les bases militaires américaines. Nous étions interrogés trois par trois.
J’ai dit tout ce que j’en pensais. Les fonctionnaires, eux, ont botté en touche : ils ne « savaient pas ». Moi, j’ai répondu comme cela : « Ce sont nos terres, celles que nous ont laissées nos ancêtres. Elles ne vous appartiennent pas, à vous qui venez de l’autre bout du monde. C’est notre propriété, à nous, les Okinawaïens. Qui que vous soyez, les Okinawaïens ne vous prendront pas vos biens. C’est ce que beaucoup de gens disent, et c’est ce qui motivait mon père aussi ». J’ai dit ce que je pensais être juste et j’ai été reçu. J’ai été très impressionné par le fait que le monde académique récompense les opinions correctes, et j’ai éprouvé du respect pour les éducateurs de l’administration américaine.

Un employé est venu chez nous, dans une très grosse voiture. Les voisins ont été très surpris, ils m’ont demandé si j’avais fais quelque chose de mal. L’employé du gouvernement est descendu de la voiture, et c’est ainsi que tout le voisinage a appris que j’allais partir à Hawaï. J’étais le premier de mon village à prendre l’avion. C’était évidemment la première fois pour moi aussi : en voyant l’avion, j’ai été étonné par sa taille. Nous ne mangions toujours pas à notre faim à cette époque, et nous étions très maigres. Je me rappelle que le repas que nous a servi le personnel de bord était délicieux.

Stage de formation à Hawaï

A Hawaï, il y a une assocation des Okinawaïens émigrés. Mon arrivée coïncidait justement avec un important rassemblement célébrant la création de l’Etat d’Hawaï. La plupart des stagiaires venus d’Okinawa ont été envoyés sur les îles de Maui et d’Oahu. Mais moi j’ai été envoyé seul à Honolulu. Tous les matins durant mon stage, je récoltais des légumes et du gingembre que j’allais vendre en ville, à Honolulu. Je trouvais toujours quelqu’un pour m’y emmener en voiture. Je mangeais quelque chose de bon en ville avant de rentrer. Je me disais qu’à Hawaï, on pouvait mener la belle vie. Pour ce qui est de mon stage, j’aurais voulu prioriser l’élevage, ma spécialité, mais cela n’était pas possible. J’ai appris à cultiver la canne à sucre et les légumes, ainsi que les ananas.

A l’époque du gouvernement des Ryūkyūs, j’avais reçu une licence d’inséminateur de bétail. A Okinawa, il s’agissait de dire si une vache était enceinte ou non, ou bien quand est-ce qu’il fallait l’inséminer. Pour ça, on palpait l’utérus de la bête, et on disait, par exemple : « Attendez encore deux heures ». C’était pareil à Hawaï.
La différence c’est qu’à Okinawa, on le faisait à main nue, et on avait le bras plein d’excréments. A Hawaï, ils avaient des gants spéciaux qui montaient jusqu’à l’épaule. Ces gants m’ont tout de suite plu. J’ai demandé si je pouvais en avoir : il paraît que les gants que j’ai ramenés d’Hawaï à mon retour existent toujours.

J’ai appris que quel que soit le pays, un bon agriculteur avait trois qualités : sociabilité, esprit scientifique, et leadership. En tant qu’êtres humains, les agriculteurs ont une contribution à apporter à la société, mais pas n’importe comment – sur la base d’un savoir scientifique. Les fermiers à Hawaï était très contents de m’entendre parler de ce que j’avais appris au lycée agricole, à Okinawa. Ils étaient contents que je partage avec eux ce que je savais. Comme ils me demandaient comment nous faisions à Okinawa, je leur ai appris la méthode « des trois trois ». Lorsque vous additionnez trois mois, trois semaines, et trois jours, vous obtenez 114 jours : la durée de gestation de la truie.

Instructeur agricole à Okinawa

A mon retour à Okinawa, j’ai été contacté, puis recruté par la coopérative régionale des agriculteurs. J’y ai travaillé comme instructeur, je faisais la tournée des fermes pour enseigner l’élevage des porcs et de la volaille. C’est comme la méthode des « trois trois » pour la gestation des truies. Chez l’être humain, les femmes accouchent généralement d’un seul enfant. Mais les truies donnent naissance à entre 8 et 10 petits par portée. Le premier né choisit alors, parmi toutes les mamelles de la mère,
celle qui donne le plus de lait. Au troisième jour, les petits ont déjà chacun leur mamelle attitrée. Comme les petits choisissent dans l’ordre de naissance, le dixième passe en dernier. Ainsi le premier né grandit vite, et le dernier lentement. Pendant les trois premiers jours, il faut donc inverser l’ordre. On fait choisir au plus petit la mamelle qui produit le plus, et ainsi de suite. De cette façon, les petits grandissent tous à la même vitesse. Quand j’enseignais ça aux exploitants ils étaient très contents. Ils me disaient : « c’est infaillible ».

Message pour la jeunesse

Je vous souhaite de vivre une vie dont vous puissiez être fiers. Aider son prochain, c’est bien. Mais ne prêtez pas main forte, ou vos connaissances, aux bases américaines, qui tuent des gens. Je veux que vous vous battiez de toutes vos forces, pour vos enfants, et vos petits-enfants, pour rétablir un monde où la justice prévaut. J’espère voir de plus en plus de gens, dans tout le Japon, refuser de collaborer avec le meurtre d’autres gens. Je veux que les Etats-Unis arrêtent de ruiner la vie des autres ou de les tuer.
Je veux qu’ils arrêtent de faire décoller de Kadena des avions de guerre destinés à tuer, et qu’ils arrêtent d’essayer d’agrandir les bases militaires. On n’a qu’une seule vie, essayez de la vivre pour le bien de tous.


M. Zen’yū Shimabukuro continue de militer pour la paix et pour la restitution de ses terres occupées par une base militaire. Son engagement se confond avec les grands combats qui ont marqué l’après-guerre à Okinawa, pour la restitution des terrains militaires et la rétrocession d’Okinawa au Japon.